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Ce premier épisode du balado brosse le contexte historique du livre Printemps silencieux et dresse le portrait de Rachel Carson, son autrice. Louise Vandelac y aborde aussi le concept d’écoféminisme.

Listen to "Épisode 1 - Un livre au cœur de l’histoire environnementale - LOUISE VANDELAC" on Spreaker.

L'invitée

Louise Vandelac est professeure titulaire au département de sociologie et à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Louise est une chercheuse transdisciplinaire. Elle travaille sur les thèmes des technologies du vivant, l’eau, les OGM et les pesticides depuis plusieurs décennies et elle a notamment fondé et dirige le CREPPA (Collectif de recherche écosanté sur les pesticides, les politiques et les alternatives).

 

 

La
retranscription
 

 


Cette transcription n’est pas à l’abri de quelques fautes d’orthographe. Étant à l’origine audio, la lecture peut aussi s’avérer moins fluide. Nous avons fait le choix de transcrire la section « scientifique » de la discussion uniquement.
(Pour l’ensemble du contenu, nous vous invitons à écouter l’épisode au complet).

 

ÉMILIE [00:03:58] - Est-ce que vous avez déjà lu Printemps silencieux ?

LOUISE VANDELAC - Oui, je l'ai lu il y a quelques décennies déjà, mais je vous avoue que comme c'est le cas souvent pour des livres, on a l'impression de ne pas l'avoir lu quand on le relit. Et je dirais que ce livre de Rachel Carson est absolument fabuleux. D'une part, parce que c'est à la fois une philosophe, à la fois une littéraire, à la fois une écologue, qui amorce un travail de pédagogie absolument incroyable sur la santé environnementale. C'est une scientifique très rigoureuse et elle fait un travail de sensibilisation sur l'ensemble de ses enjeux. Trop souvent on a parlé de Rachel Carson comme celle qui est à l'origine un peu du mouvement environnemental et écologique contemporain : c'est vrai, et c'est bien la puissance de sa réflexion qui lui permet d'occuper une place aussi centrale. Mais c'est aussi parce qu'elle a été victime, très rapidement, d'attaques indécentes de la part de l'industrie chimique, qui ont fait en sorte que la population à laquelle elle s'adresse constamment dans le livre, je dirais, a lu avec précipitation cet ouvrage-là, qui s'est vendu à au-delà de 500 000 exemplaires en quelques mois. C'est un ouvrage qui nous rend plus intelligents.
Elle n'aborde pas seulement la question du DDT, mais d'un ensemble de pesticides. Avant ça, elle avait écrit un ouvrage très remarqué sur les océans, qui a été un peu à l'origine de sa possibilité même de travailler sur Printemps silencieux, puisqu'elle a vendu plus d'un million d'exemplaires et qu'elle était  déjà très connue. Ça lui a donné une notoriété, mais ça lui a aussi permis d'avoir suffisamment d'indépendance économique pour faire ce travail très long et rigoureux sur les pesticides. Donc, ce travail-là est un travail qui est, je dirais, pas du tout un travail passéiste. On ne doit pas dire, « Ah, Rachel Carson, oui, c'était 1962, ça fait longtemps, ça fait 60 ans. » Non. C'est extraordinaire qu'elle ait fait ça il y a 60 ans et c'est désespérant qu'on en soit encore là. Et c'est désespérant que la situation qu'elle a décrite avec tant de brillance ne soit pas aussi largement partagée que ça devait l’être. Donc vraiment, pour vos cadeaux de Noël, tout le monde, donnez autour de vous Printemps silencieux en français. En fait, pendant plusieurs années, il n'était pas disponible en français. Il faut vraiment que les gens prennent la pleine mesure de l'intérêt de cet ouvrage, qui est aussi un des premiers ouvrages où on sent très bien la préoccupation citoyenne de Rachel Carson. C’est une double préoccupation : à la fois sur les enjeux tels qu'ils se présentent et sur la responsabilité non seulement des instances publiques mais de l'industrie. Elle s'adresse constamment à chacun de nous à travers une démarche très sensible que traduit très bien le titre d'ailleurs, « la mort des oiseaux ». Et vous savez encore qu’on estime au Canada que c'est plus du tiers des oiseaux des champs qui ont été éliminés.

 


Il y avait un étrange silence dans l'air. Les oiseaux, par exemple. Où était-il passé? On se le demandait avec surprise et inquiétude. Il ne venait plus picorer dans les cours. Les quelques survivants paraissaient moribonds, tremblaient, sans plus pouvoir voler. Ce fut un printemps sans voix. À l'aube qui résonnait naguère du chœur des griffes, des colombes, des jets, des rois de lait et de cent autres chanteurs, plus un son ne se faisait désormais entendre. Le silence régnait dans les champs, les bois et les marais. - Rachel Carson, Printemps silencieux

 

ÉMILIE [00:08:38] - Pourquoi le titre, la traduction c'est « La mort des oiseaux » ?

 

LOUISE VANDELAC - Non, la traduction c’est pas « la mort des oiseaux », c’est que quand on dit le Printemps silencieux, cela signifie que les oiseaux sont absents suite aux grands épandages de pesticides. Des épandages d'ailleurs d'une absurdité totale : c'est un mauvais diagnostic de situation. On veut éliminer des moustiques avec dans certains cas des herbicides, mais c'est surtout les insecticides qu'on utilise à ce moment-là et le DDT en fait partie. C’est comme si on tuait une mouche avec un canon. Et je dirais : sans analyse approfondie de la biologie des espèces, sans alternatives, sans mesure d'aucune sorte. En fait, c'est comme si on était dans l'idéologie qui était sans doute encore prégnante suite à la dernière guerre, qu'on pouvait avoir un contrôle sur la nature et qu'on pouvait éliminer des espèces. Pourtant, ce qui s'est passé avec la volonté d'éliminer des populations entières durant la dernière guerre aurait dû nous rendre beaucoup plus attentifs à ces espèces de velléité, je dirais, autoritaire et absurde.

 

ÉMILIE [00:10:06] - Pourquoi faites-vous le lien avec la dernière guerre ?

 

LOUISE VANDELAC - Pour deux choses. De un, parce que c'est bien dans la foulée de la dernière guerre mondiale que se sont développés les pesticides. C'est la reconversion de l'industrie de guerre qui a été à l'œuvre à ce moment-là, mais c'est aussi qu'au même moment il y avait une crise alimentaire et on avait l'impression qu'il fallait d'abord et avant tout, pour nourrir la population, produire beaucoup plus. Et pour produire beaucoup plus, c'était d'éliminer tous les nuisibles, sans nécessairement que l'analyse des nuisibles soit plus pertinente que ce soit, et sans que les outils qui ont été développés soient des outils qui permettent de cibler par exemple ces insectes ravageurs. On y allait très très largement et on voit par exemple des images de l'époque où ce sont des populations entières qui sont aspergées. On voit dans les banlieues des camions avec des épandages de DDT et les enfants qui courent derrière. 

 

ÉMILIE - Parce qu'ils épendaient ça dans la rue ? Parce que moi je pense à des populations d'insectes.

 

LOUISE VANDELAC - Non, sur les populations humaines aussi, puisque c'était fait de façon absolument inconsidérée. Quand on regarde attentivement cet ouvrage, on s'aperçoit qu'ils ont aspergé des territoires complets où il y avait des populations, où bon nombre d'animaux sont morts, où tous les vivants ont été affectés, et les populations d'oiseaux ont été particulièrement frappées. Ce qu'elle montre de façon très claire, c'est que, par exemple, une des campagnes qui a été faite, était pour tenter de réduire la maladie de l'orme. Or, les moyens techniques qu'on a utilisés ont fait en sorte qu'on a non seulement aspergé ces arbres, mais l'ensemble des insectes, voire même les vers de terre, ont été atteints par ces pesticides, si bien que les oiseaux qui s'en sont nourris sont morts. Donc, on a une hécatombe sur des jours, des semaines et parfois des mois. D'où le titre « Printemps silencieux », parce qu'elle met en évidence que ce qui va être atteint, c'est non seulement « certains nuisibles », mais c'est l'ensemble du vivant. Donc c'est quelqu'un qui, bien avant les travaux de Theo Colborne dans les années 90, qui a publié Our Stolen Future, notre avenir volé, a beaucoup travaillé sur les perturbateurs endocriniens. On sait que bon nombre de pesticides ont des effets de perturbateurs endocriniens.

 

ÉMILIE [00:13:09] - C'est quoi un perturbateur endocrinien ?

 

LOUISE VANDELAC - Les perturbateurs endocriniens ont pour effet de modifier l'équilibre hormonal, ce qui joue un rôle majeur dans l'apparition d'un certain nombre de problèmes de santé, et des problèmes de reproduction notamment. C'est tout à fait lié à la baisse fulgurante de la spermatogenèse dans les sociétés avancées. On estime, d'après les études déjà des années 92 et confirmées par les dernières études qui ont été faites, il y a encore deux- trois ans par madame Swan, une baisse d'environ 50% de la spermatogenèse, ce qui, à terme, pose des problèmes de reproduction d'ici la fin du siècle. On parle beaucoup des changements climatiques, mais je pense qu'on est beaucoup moins attentif au fait que ce n'est pas seulement un écocide qu'on est en train de perpétrer, c'est-à-dire une tuerie insidieuse, notamment par les pesticides et par bon nombre d'autres substances chimiques, de l'ensemble du vivant. C'est aussi un anthropocide, c'est-à-dire une destruction des capacités d'engendrement du monde et de reproduction de l'espèce humaine elle-même. Donc les perturbateurs endocriniens ont cet effet-là, elles ont des effets sur la reproduction de façon générale pour les femmes comme pour les hommes, participent aux cancers hormonaux dépendants dont les cancers du sein, les cancers de la prostate, et sont un des facteurs de l'érosion des facultés intellectuelles. Ce qui est important par rapport à certains syndromes comme celui du spectre de l'autisme. Il y a eu des études internationales très bien faites et fort sérieuses, publiées il y a déjà trois ou quatre ans, faites notamment par rapport à l'Europe, où les pesticides organochlorés et organophosphorés à eux seuls (en excluant les cancers, qui sont les éléments les plus coûteux), seraient liés à des coûts globaux entre 1, 2 et 2 % du produit intérieur brut de l'Europe, et cela lié essentiellement aux effets de problèmes reproductifs et aux effets à moyen et à long terme d'érosion des facultés intellectuelles et notamment de multiplication des cas du spectre de l'autisme.

 

ÉMILIE [00:15:56] - Est-ce que vous pourriez me donner votre définition de ce que c'est un pesticide?

 

LOUISE VANDELAC - Les pesticides ont d'abord et avant tout comme objectif de détruire ou de limiter, dans certains cas, des plantes, des animaux parfois, des insectes, jugés nuisibles. Or... Nuisibles pourquoi et comment et en fonction de quel type de culture? Par exemple, on peut considérer que les micro-organismes du sol sont importants pour la santé du sol. Et on peut considérer que bon nombre d'insectes qu'on va y retrouver sont des insectes pertinents. En agriculture biologique, évidemment, la complémentarité des plantes est un élément essentiel. Et on a beaucoup moins d'attention par rapport à ce qu'on appelle les mauvaises herbes. En fait, ce qui est considéré comme mauvaise herbe dans des grandes monocultures intensives n'est pas nécessairement une mauvaise herbe en soi, ni dans une culture biologique. Donc, il faut pouvoir déconstruire ce qui est considéré comme nuisible. Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'éléments nuisibles. Rachel Carson parle notamment des problèmes auxquels on est confronté par rapport à certaines maladies endémiques, notamment la malaria en Afrique, où elle souligne qu’on peut employer du DDT dans des cas pareils. Ceci dit, depuis qu'elle a écrit ça, on sait que le DDT a des effets de perturbations endocriniennes et donc ce n'est pas nécessairement la solution et maintenant, de plus en plus de gens parlent d'autres alternatives plus liées à une approche éco-santé, c'est-à-dire une approche globale de la santé, et donc réduction des sources de production de ces moustiques qui sont liés à la propagation de la malaria.

 

ÉMILIE [00:18:08] - Vous avez parlé d'alternatives, à quoi est-ce que vous pensez ?

 

LOUISE VANDELAC - On pourrait tellement être plus intelligents collectivement. Et quand on parle d'alternatives, il faut bien voir que la première alternative, c'est de faire en sorte que les pouvoirs publics fassent enfin le boulot qui est le leur. Notamment de faire une analyse complète et rigoureuse à partir des études scientifiques indépendantes de l'ensemble des substances qui vont être utilisées. Et puis, que le Canada cesse d'avoir autant de substances toxiques interdites à peu près partout ailleurs, qu'on s'aligne sur l'Europe, qu'on ait des cartes claires des pesticides utilisés en fonction de leurs impacts! Notamment en France, on voit des cartes de couleurs avec les pesticides génotoxiques, neurotoxiques, perturbateurs endocriniens. Je ne comprends pas qu'on n'ait pas ça encore ici et que ça ne soit pas évident pour la population qu'on puisse avoir un autre type d'alimentation. Vous savez, c'est le comble du ridicule que la Quote-Part, qui est prise par des firmes de produits chimiques, fasse en sorte que les citoyens aient à payer plus cher pour des produits qui ne sont pas enduits de pesticides. Je veux dire, au fond, c'est l'envers du bon sens. On devrait pouvoir avoir des aliments sans pesticides ou en tout cas avec beaucoup moins de pesticides partout et que ce soit accessible. Bref, les questions de santé et d'environnement, ce qu'on appelle aussi One Health, Santé globale, Santé planétaire. Ce sont tous ces éléments-là avec un souci de type socio-économique sur la responsabilité des gens qui sont aux commandes et qui tentent de s'en mettre plein les poches, comme certaines firmes. En fait, on estime à 385 millions par année les cas d'empoisonnement graves et non intentionnels au pesticide, et à 11 000 le nombre de décès annuel lié au pesticide dans le monde. Donc, ce n'est pas une question négligeable. C'est une question importante en termes de santé publique.

 

ÉMILIE [00:20:33] - Le DDT, c'est un nom que j'ai déjà entendu. Quand je pense aux pesticides, j'entends souvent le glyphosate, mais j'imagine que des pesticides, il y en a plein, pour plein de choses, pour plein de nuisibles. Est-ce que qu’on parle de 100 types de pesticides différents?

 

LOUISE VANDELAC - Non, on parle de milliers de milliers de types de pesticides différents. Il y en a au-delà de 6000 au Canada seulement. Et il y a des catégories de pesticides. Les pesticides, c'est un terme générique, on y retrouve les herbicides qui sont de loin les plus largement répandus et le plus répandu de ceux-là ce sont effectivement « les herbicides à base de glyphosate » et pas le glyphosate. Le glyphosate n'est pas un pesticide en soi. Il n'y a personne qui utilise du glyphosate dans son champ ou dans son jardin. Ils utilisent des herbicides à base de glyphosate, autrement dit, ils utilisent une formulation commerciale. Et j'étais assez fascinée de voir comment Rachel Carson elle-même souligne, mais en 60, qu'il faut faire l'analyse complète du pesticide tel qu'il est vendu. Ce qui est une revendication maintenant, y compris en Europe et partout, de dire « mais écoutez c'est tout à fait anormal que ce qui est acheté, ce qui est utilisé par les gens, ne soit pas analysé comme tel par les instances publiques ». Or, dans le cas des herbicides à base de glyphosate, c'est d'autant plus important car c'est à peu près 45% des pesticides utilisés au Québec où on retrouve des métaux lourds, dont de l'arsenic, et on y retrouve des POEA. Ce sont des dérivés du pétrole et ils sont interdits en Europe et en France, notamment depuis 2016, mais ont été autorisés au Canada à hauteur de 20% de la formulation commerciale en 2017. Et ça, je ne vous ai parlé que d'une section, c'est-à-dire les herbicides. Il y a aussi les insecticides, il y a aussi les fongicides (champignons), et il y a évidemment les raticides et bon nombre d'autres types.

 

 

ÉMILIE [00:22:52]- Je trouve ça fou que Rachel Carson parlait déjà de tout ça, il y a 60 ans. Mais est-ce qu'elle avait de la crédibilité à cette époque ? C’était quoi son métier ?

 

LOUISE VANDELAC - Rachel Carson a d'abord fait de la radio. C'était d'abord une littéraire qui a fait de très nombreux cours à l'université, qui a travaillé dans de grandes agences gouvernementales, notamment une agence américaine sur les eaux, et qui a fait un travail absolument remarquable sur les océans, dans un premier temps. Elle voulait d'ailleurs faire un travail également sur les changements climatiques et les océans. C'est très triste qu'elle soit morte deux ans après la publication du Printemps silencieux parce qu'elle aurait pu faire avancer ces dossiers-là de façon extraordinaire, si elle en avait eu le temps et la chance. Sa crédibilité, elle l'a acquise, par la rigueur de sa démarche. C'était une biologiste, et c'était quelqu'un qui était très attentive à la faune. Et on retrouve dans son livre une connaissance intime de chacune des questions qu'elle aborde, et aussi une capacité de traduire les choses de façon limpide. Et donc, c'est pour ça que je dis que c'est un excellent cadeau de Noël. Parce que c'est un ouvrage qui vous introduit l'air de rien à l'ensemble de ces questions et de façon intelligente car elle vous montre comment il y a des liens entre les phénomènes et comment on ne peut pas considérer les questions en silo. Autrement dit, on parle depuis quelques années de faire un travail interdisciplinaire, intersectoriel, qui soit à la fois conscient des différentes disciplines, qui soit un travail très spécialisé, mais qui en même temps ait une largeur de vue et une capacité de synthèse et d'analyse et de croisement entre les disciplines. Elle l'a fait de façon prodigieuse dès 1960.

 

ÉMILIE - De quoi elle est morte, Rachel?

 

LOUISE VANDELAC - Rachel Carson est morte d'un cancer du sein. On ne sait pas dans quelle mesure c'est lié aux travaux qu'elle a fait, ou non, sur les pesticides. Chose certaine, c'est qu'elle est morte relativement jeune, à 57 ans, et elle aurait pu faire un travail encore beaucoup plus significatif. Mais c'est déjà une contribution exemplaire et énorme, qui est reconnue davantage encore maintenant qu'elle ne l'a été de son vivant. Et c'est le propre des gens qui ont marqué l'histoire : elle est reconnue comme une des cent personnes aux États-Unis qui a le plus marqué son époque.

 

ÉMILIE [00:26:11] - Quand le livre est sorti, il a été bien reçu ?

 

LOUISE VANDELAC - Il a été bien reçu par une partie de la population et évidemment dans la mesure où ce travail était lié aux préoccupations de bon nombre de citoyens qui ne comprenaient pas pourquoi les oiseaux tombaient du ciel, qui ne comprenaient pas pourquoi on utilisait autant de pesticides, qui s'en inquiétaient. Donc il a été bien reçu par une partie de la population, soit une partie des citoyens. Et dans la mesure où elle a été vertement attaquée par les compagnies chimiques, mais où sa crédibilité était telle, parce que quand des gens font un travail pionnier comme celui qu'elle a fait, on n'a pas le loisir de se tromper. Et elle a tout vérifié de façon extrêmement rigoureuse. Évidemment avec les critères de maintenant, on peut regretter qu'il n'y ait pas tout un appareillage de notes, avec toutes les références, etc.

 

ÉMILIE - Mais en même temps, elle donne beaucoup de références dans Printemps silencieux!

 

LOUISE VANDELAC - Oui, mais ce sont des références vagues. Ce ne sont pas des références avec, évidemment, le site de la page internet. Ça n'existait pas à l'époque. Mais même avec le titre de l'article ou de l'ouvrage, autrement dit, ça implique un travail pour retrouver tout cela. Mais c'est tellement bien fait, tellement rigoureux, que les firmes n'ont pas été capables de l'attaquer. Donc ils l'ont attaqué par rapport à elle-même, c'est-à-dire en prétendant que c'était une hystérique, etc. Bon, ce qui est souvent le cas des femmes en science. Quand on n'a pas d'argument par rapport à quelqu'un, faut dire, on s'en prend à sa personne. Ce qui a été le cas. Mais ce qui, paradoxalement, attire encore plus l'attention de l'un des pouvoirs publics, et d'autre part, c'était tellement censé, ce qu'elle racontait, que bon nombre de politiciens ont commencé à dire qu’il faut absolument que les choses changent. Donc elle a été vraiment à l'origine de la création de l'agence de la Protection de l'environnement aux États-Unis, de certains resserrements du côté de la Food and Drug Administration (FDA), et quelques années plus tard, le DDT notamment a été interdit aux États-Unis. Il a continué d'être produit pendant plusieurs années par la suite et il est encore exporté dans des pays africains au nom justement du paludisme, que j'évoquais un peu plus tôt, alors qu'il y a plein d'autres façons de travailler cela.

 

 

ÉMILIE [00:28:50] - Est-ce que c'est un livre qui a eu aussi l'écho au Canada et au Québec ?

 

LOUISE VANDELAC - Oui, mais je dirais un écho limité parce que c'est un livre en anglais. Ça a pris un certain temps avant qu'il soit traduit et elle fait référence à plusieurs reprises aux Canadiens, elle fait référence au Nouveau-Brunswick, elle nomme le Québec à quelques reprises dans cet ouvrage et elle a une approche très globale des questions et c'est une écologiste sans frontières. Elle voit très bien que les enjeux sont d'abord et avant tout de représentation de l'environnement, c'est-à-dire un environnement qu'il faudrait mater, qu'il faudrait contrôler, etc. Alors qu'elle montre à quel point c'est absurde, qu’il y a des travaux passionnants dans tous les domaines. Elle fait œuvre d'interdisciplinarité avant la lettre, parce qu'elle cite à la fois des entomologues, à la fois des neurologues, à la fois des généticiens etc... Vraiment toutes les professions. Et elle cite les travaux les plus récents de l'époque, les plus prometteurs, et en fait, on constate avec ce qu'elle raconte, qu'elle a très bien perçu l'ensemble des risques liés aux pesticides. Et c'est pour ça qu'encore maintenant, il faudrait que ce livre-là soit lu très largement, non seulement par l'ensemble des scientifiques qui travaillent sur ces questions-là, mais par l'ensemble du public et par les instances publiques. Parce qu'au fond, si on a des problèmes encore avec les pesticides : il faut bien voir que, dans le cas du Canada par exemple, ne serait-ce qu'au niveau des herbicides à base de glyphosate, on prétend que c'est 25 millions de kg de substances dites « actives », entre vous et moi, par les firmes productrices. C'est elles qui prétendent que c'est l'élément actif. Or, je vous ai dit un peu plus tôt qu'il y a aussi des métaux lourds et bon nombre d'autres éléments qu'on y trouve et que par ailleurs on y retrouve des POEA. Mais en outre, c'est que ces données-là, jamais quand on fait un travail scientifique, on voit des données statistiques publiées par des instances publiques disant plus de 25 millions de kg. Évidemment, on a été curieux. On a fait appel à la loi d'accès à l'information par le biais d'un avocat. Et on a appris que c'était plus d'une fois et demie, ces doses-là. Et que, par exemple, une année où on dit que c'est 25 millions de kg, en fait c'est 58 millions de kg cette année-là. Et dans la vraie vie, il faut bien voir que le principe dit « actif », c'est à peu près 40% de la formulation commerciale telle qu'elle est appliquée. La formulation commerciale, c’est le produit tel qu'il est vendu. Celui-ci contient à peu près 40% en moyenne de glyphosate, mais il y a tout le reste. Et donc ce qui est répandu sur le territoire, c'est encore beaucoup plus que le 58 millions de kg. Et c'est la même chose pour le dicamba, le 2-4-D. Et dans son ouvrage, elle met en évidence les effets nocifs du dicamba et du 2-4-D.

 

 

ÉMILIE [00:32:23] - Vous avez l'air d'avoir touché à pas mal de choses dans votre vie. Quel a été votre parcours scolaire ?

 

LOUISE VANDELAC - En fait, j'ai travaillé d'abord comme journaliste, j'ai travaillé pour des instances publiques, j'ai travaillé en recherche et je suis retournée à l'université après l'âge de 25 ans. J'ai fait maîtrise, doctorat en économie politique, en sociologie du travail, en sociologie générale sur les questions de sciences et technologies. Et j'ai travaillé pas mal en sciences politiques. Donc, j'ai une trajectoire interdisciplinaire et je vous dirais que j'ai beaucoup travaillé sur des questions sociotechniques. Je suis professeure titulaire au département de sociologie à l'institut des sciences de l'environnement de l'UQAM. J'ai travaillé depuis 40 ans maintenant sur les questions de mutation du vivant, humain, animal, végétal. Et donc, c'est passé par tout un questionnement sur les enjeux économiques, qui sont toujours présents, les enjeux sociotechniques, donc les évolutions technologiques. J’ai eu beaucoup de projets sur la transgénèse végétale, sur la transgénèse animale, le porc transgénique, le saumon transgénique qu'on a maintenant dans nos assiettes à notre insu au Canada, sur les nanotechnologies, maintenant sur l'agriculture 4.0 c'est-à-dire sur l'utilisation des drones, des robots, de l'intelligence artificielle en agriculture. Bref, j'ai travaillé sur l'ensemble de ces questions-là en tant que professeure titulaire à l'Institut des sciences de l’environnement, donc toujours avec un souci, et surtout parce que j'ai une formation en économie politique, en sciences politiques et en socio, d'être très rigoureuse au plan scientifique, parce qu'on a encore moins le choix quand on a une posture critique. Il faut vraiment être incollable.
En 2016, j'ai créé, avec plusieurs autres, le CREPPA, qui est le Collectif de recherche éco-santé sur les pesticides, les politiques et les alternatives, qui regroupe une vingtaine de chercheurs, une dizaine de collaborateurs d'ici et d'Europe, et 13 ONG. Ce groupe-là existe depuis 2016. À travers ce prisme des pesticides, c'est l'ensemble des questions écologiques qu'on travaille, mais aussi l'ensemble des enjeux de santé environnementale et de santé tout court. Parce que, notamment les travailleurs agricoles et les agriculteurs, sont les premières victimes de ces substances toxiques. Et c'est extrêmement triste de voir les gens qui tentent de nous nourrir se retrouver dans des situations aussi pénibles à vivre pour eux et souvent pour leur famille. Donc, ça nous permet de regarder l'ensemble des questions de santé, mais sous un autre angle, et notamment l'importance des pesticides dans le développement des cancers, le rôle des pesticides dans les troubles du spectre de l'autisme et dans certains problèmes de santé particuliers comme la Parkinson, et dans les problèmes de reproduction, qui ne sont pas du tout négligeables. Donc j'ai un parcours très interdisciplinaire et intersectoriel, marqué par les sciences humaines et sociales, mais très préoccupé par les sciences de la santé, par l'ensemble des sciences indispensables maintenant pour comprendre le monde et comprendre entre autres les grands changements au niveau de la planète.

 

 

ÉMILIE [00:38:50] - C'est quoi qui vous pousse à continuer à travailler dans ce domaine-là ?

 

LOUISE VANDELAC -Parce que quand on mobilise une équipe de 40-45 personnes, avec autant de groupes et autant d'intérêts, on n'arrête pas aussi facilement, surtout quand la situation ne s'améliore absolument pas, elle empire. Or, ces effets nocifs, ces effets sur la santé, ce sont nos enfants et nos petits-enfants qui vont les subir et c'est extrêmement préoccupant. Par ailleurs, je trouve inadmissible que les pouvoirs publics nous mentent sur les pesticides qui sont diffusés dans l'environnement. Je vous ai parlé tantôt de Santé Canada qui nous donne des données absolument loufoques sur les herbicides à base du glyphosate mais aussi sur le dicamba et le 2,4-D, mais c'est la même chose pour les pesticides liés au Parkinson. On a fait une demande d'accès à l'information, on a reçu une feuille complètement caviardée. C'est inadmissible que des pouvoirs publics refusent à des chercheurs d'avoir les données sur les pesticides utilisés. Et je pense que c'est fondamental qu'on s'occupe de ces questions-là. Vous savez, mon frère est mort de Parkinson. Je ne pense pas que ce soit lié au pesticide comme tel dans son cas, ou en tout cas, ça n'a pas été démontré. Mais j'ai pu voir pendant dix ans la dégradation de quelqu'un liée à ce type de problème de santé. Et sérieusement, je pense qu'il faut faire tout en notre pouvoir pour faire en sorte que les questions écologiques soient des questions de santé publique aussi. La santé environnementale et les questions d'écologie sont étroitement liées. C'est ce que je vous ai dit un peu plus tôt, pour moi, et les cours que je donne maintenant, c'est sur écocide et anthropocide. C'est-à-dire non seulement sur le fait qu'on est en train de dégrader massivement l'environnement, par des atteintes à la biodiversité et par les effets liés au changement climatique, mais aussi anthropocide, parce qu'on est en train de détruire les bases de la vie, chez les humains y compris, mais aussi chez l'ensemble des espèces. Et il y a un nouvel élément qui est peut-être intéressant, c'est que dans un contexte où les instances publiques font aussi mal et aussi peu leur travail, on assiste à la multiplication des procès. Je fais partie au plan international de Justice Pesticides, et il y a actuellement plus de 500 actions en cours sur les dossiers des pesticides pour ne prendre que ceux-là. Je pense qu'il faut voir qu'on assiste à un virage actuellement. On ne pourra pas impunément continuer de nous empoisonner de la sorte. C'est tout à fait inadmissible et c'est dans le livre de Rachel Carson, comme le dit Jean Rostand, « l'obligation de subir nous donne le droit de savoir » et effectivement il est important que tout le monde sache et donc on poursuit notre travail pour qu'on prenne les mesures qui devraient s'imposer depuis très longtemps. Ce n'est que pur bon sens.

 

ÉMILIE [00:42:06] - Merci pour tout le travail que vous faites. Est-ce que dans l'équipe, vous avez aussi des fois un peu espoir de voir des choses qui vont s'améliorer par rapport à ces enjeux-là?

 

LOUISE VANDELAC - Je vous dirais qu'il faut être fait solide, mais l'ensemble des dossiers sur lesquels j'ai travaillé depuis l'âge de 16-17 ans, n'ont jamais été des dossiers particulièrement simples. Je vous avoue que quand on trouve des choses nouvelles, quand on met en évidence des phénomènes jusqu'alors peu explorés, il y a aussi une grande satisfaction à le faire. Et puis quand on peut le faire de façon sympathique avec autant de gens intéressés, c'est assez chouette. Et on a pu le voir, par exemple, en 99-2000, avec Karl Parent, mon conjoint. On a fait les deux premiers films à l'ONF sur les OGM en 99,  « Main basse sur les gènes - ou les aliments mutants», et ensuite, « Clonage ou l’art de se faire double ». Sur l'ensemble des technologies de reproduction sur lesquelles j'ai beaucoup travaillé pendant des années, il y a un intérêt très grand à mettre en évidence un certain nombre de phénomènes. Et puis on se dit, peut-être que dans 20 ans ou dans 30 ans, il y a des gens qui vont être curieux et qui vont se dire, ah oui, ils disaient les choses dans ces termes-là, alors peut-être qu'on pourrait retourner voir. Et d'ici là, bien écoutez, il y a énormément de gens qui travaillent sur ces questions-là. Je pense entre autres à Geneviève Labrie, que vous pourriez interviewer, mais il y en a des dizaines d'autres.

 

 

Passez à l'action! Consultez l'ensemble des revendications de Vigilance OGM sur les pesticides, signez le manifeste, et participez aux futurs appels à l’action.

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Les références

Les études et mémoires

  • « Estimating Burden and Disease Costs of Exposure to Endocrine-Disrupting Chemicals in the European Union  » Leonardo Trasande, R. Thomas Zoeller, Ulla Hass, Andreas Kortenkamp, Philippe Grandjean, John Peterson Myers, Joseph DiGangi, Martine Bellanger, Russ Hauser, Juliette Legler, Niels E. Skakkebaek, Jerrold J. Heindel, Estimating Burden and Disease Costs of Exposure to Endocrine-Disrupting Chemicals in the European Union, The Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, Volume 100, Issue 4, April 2015, Pages 1245–1255 (Lien) 
     
  • « Temporal trends in sperm count: a systematic review and meta-regression analysis », Hagai Levine, Niels Jørgensen, Anderson Martino-Andrade, Jaime Mendiola, Dan Weksler-Derri, Irina Mindlis, Rachel Pinotti, Shanna H Swan, Temporal trends in sperm count: a systematic review and meta-regression analysis, Human Reproduction Update, Volume 23, Issue 6, November-December 2017, Pages 646–659, (Lien)
     
  • Mémoire « Pour cesser de nuire à la santé et à l’environnement : interdire les pesticides hautement toxiques, éliminer les pesticides génotoxiques, cancérigènes, neurotoxiques et perturbateurs endocriniens et exiger de solides évaluations scientifiques des formulations complètes des pesticides vendus » Vandelac, L. et Bacon, M-H. 2022, CREPPA. Mémoire présenté à l’ARLA dans le cadre de la Consultation « Renforcer davantage la protection de la santé et de l’environnement : examen ciblé de la Loi sur les produits antiparasitaires », Ottawa, juin 2022, (Lien)
     

Autres liens

  • Le CREPPA (Collectif de recherche écosanté sur les pesticides, les politiques et les alternatives) (Lien)
  • Carte de ventes des pesticides Cancérigènes Mutagènes Reprotoxiques (CMR) par hectare de SAU, 2017 (Lien)
  • Carte Adonis d’utilisation des pesticides en France (Lien)
  • Affaires juridiques en lien avec les pesticides, ONG Justice Pesticide (Lien)
  • Documentaire « Main basse sur les gènes - ou les aliments mutants », 1999 (Lien)
  • Documentaire « Clonage ou l’art de se faire double » (Lien non disponible en ligne)
  • « Our Stolen Futur » de Théo Colborn, 1997, (Lien)
  • « Les perturbateurs endocriniens altèrent notre fertilité », article de Reporterre, d’après les études de Shanna Swan, 17 mai 2021, (Lien)