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Dans ce deuxième épisode, Geneviève Labrie, une des lanceuses d’alerte comme l’a été Rachel Carson à son époque, nous initie à l’impact des pesticides sur la santé des écosystèmes. À travers son expérience, on découvre aussi les confusions qui existent entre la recherche, le financement du privé et les prises de décision concernant l’usage des pesticides.

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L'invitée

Geneviève Labrie est biologiste et chercheuse au CRAM (Centre de recherche agroalimentaire de Mirabel) et vit à Granby. Anciennement employée au CÉROM (Centre de recherche sur les grains inc.), elle y travaillait sur des études portant sur l’impact des néonicotinoïdes sur les abeilles et sur les rendements du soya et du maïs. À la suite de différentes pressions subies par ses collègues chercheurs et elle-même au sein de ce Centre de recherche, ils sont plusieurs à avoir démissionné. En effet, le CÉROM était à l’époque administré par une majorité d’industriels, malgré le financement des fonds publics. C’est cette ingérence du privé dans la recherche publique qu’avait dénoncée le lanceur d’alerte Louis Robert, agronome congédié puis réintégré au ministère de l’Agriculture du Québec.

 

 

La
retranscription
 

 

Cette transcription n’est pas à l’abri de quelques fautes d’orthographe. Étant à l’origine audio, la lecture peut aussi s’avérer moins fluide. Nous avons fait le choix de transcrire la section « scientifique » de la discussion uniquement.
(Pour l’ensemble du contenu, nous vous invitons à écouter l’épisode au complet).

 

 

ÉMILIE - [00:07:30] Toi, tu as travaillé sur les néonicotinoïdes. Tu parlais tout à l'heure de DDT, est-ce que tu pourrais m'éclairer un peu plus sur la différence entre ces termes?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Le DDT, c'est un pesticide qui était utilisé plutôt au retour de la Seconde Guerre mondiale. Les néonicotinoïdes, c'est des “-néo“, des nouveaux pesticides à base de nicotine. La nicotine, ça a toujours été utilisé comme un insecticide. Dans le temps, en agriculture, on pouvait macérer des feuilles de tabac puis on pouvait utiliser l'eau qui venait de ces feuilles-là pour asperger : et ça tuait les insectes. La nicotine en tant que telle, c'est un pesticide naturel. Les néonicotinoïdes, c'est vraiment à base de molécules qui ressemblent à la nicotine, et ils ont été développés parce que c'était une nouvelle façon d'utiliser des pesticides. Les pesticides ont toujours été utilisés en application foliaire, donc au sol ou bien par avion. Dans les années 80, les pesticides étaient beaucoup appliqués par avion. Les néonicotinoïdes, ce qui est « intéressant », c'est que ce sont des pesticides systémiques. Ils rentrent dans la plante. Donc, on en a besoin de très peu. On enrobe une semence avec le produit, il va rentrer dans la sève et donc on diminue énormément la quantité. Il n'y a plus d'application par avion. Et il n'y a plus d'application foliaire durant la saison. On enrobe une semence et voilà : le tour est joué. Ça nous permet d'avoir un pesticide qui s'intègre bien dans la plante et qui va tuer tous les insectes qui vont les manger. Donc, c'est pour ça ce nouveau terme : les néonicotinoïdes. C'était vraiment une nouvelle famille de molécules de pesticides qui est arrivée dans les années 90 à peu près.

ÉMILIE - Et depuis quand utilise-t-on utilise les néonicotinoïdes?

 

GENEVIÈVE LABRIE - On pense autour de 2006, 2007. Ça a remplacé le DLT, qui était un autre insecticide de semences. Ce sont les producteurs eux-mêmes qui le mettaient. Ils vidaient leur semence dans leur semoire, ils rajoutaient la poche de pesticides eux-mêmes et ils brassaient souvent à main nue. Et le lindane, l'insecticide qui est là-dedans, est un organochloré qui est très toxique pour l'humain. Ils ont donc retiré ces produits-là, et ce sont les néonicotinoïdes qui ont pris la place. Ceux-là sont enrobés en usine. Donc, les producteurs n'ont plus de lien direct avec le pesticide.

 

La légende selon laquelle les herbicides ne sont toxiques que pour les plantes et ne menacent pas la vie animale a été largement répandue. Malheureusement, parmi les désherbants figurent un grand nombre de produits chimiques qui agissent sur les tissus animaux autant que sur les végétaux. - Rachel Carson, Printemps silencieux

 

 

ÉMILIE [00:10:21] - Quelles ont été tes recherches et tes découvertes au sujet des néonicotinoïdes?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Quand je suis rentrée en poste en 2008, après mon doctorat, au Centre de recherche sur les grains (le CÉROM), il y avait des agronomes du milieu, plutôt au niveau du ministère, qui me disaient, « Hey, t'es entomologiste, est-ce que t'as entendu parler des néonicotinoïdes en Europe et les effets sur les abeilles ? Il y a un moratoire, on interdit l'utilisation de ces produits-là. Est-ce que tu pourrais nous faire une revue de littérature là-dessus? On voudrait comprendre un peu plus, parce qu’on pense qu'on en a au Québec et qu’on en utilise, mais on veut avoir un peu plus d'informations là-dessus. » Donc, j'ai fait une revue de littérature scientifique sur le sujet des néonicotinoïdes et je me suis aperçue qu'il y avait déjà beaucoup de publications scientifiques qui démontraient les impacts quand même assez importants sur les abeilles. Et des publications montraient déjà que ça pouvait avoir des effets sur d'autres insectes bénéfiques. Donc, on s'est intéressés à ce moment-là à dire « OK, mais on les utilise où, nous, au Québec? »  On s'est aperçu que c'était dans les grains traités, maïs principalement à l'époque, mais on ne savait pas du tout à quel niveau. Puis on s'est dit, «  bon, mais les producteurs, ils ne voudront pas nécessairement se passer de ces traitements-là parce qu'on ne sait pas si on a des ravageurs dans le sol. » Parce que c'est sûr que si on a des ravageurs dans le sol, c'est difficile à traiter. Et ici, on en a vraiment beaucoup, mais on n'a pas de traitement alternatif. On n'a rien présentement. On n'avait aucune information de qui était dans le sol, c'était quoi nos insectes, nos ravageurs, si c’était comme en Europe. Donc, on s'est mis à faire beaucoup d'études. Finalement, sur 10 ans, on a dépisté plus de 1000 champs de maïs au Québec. Puis au travers de ça, on nous disait, « oui, mais si vous enlevez les néonicotinoïdes, on va avoir des pertes de rendement dans le maïs très, très importante. » Donc on a eu du financement du ministère pour aller faire des essais justement chez les producteurs. On a commencé une première série d'expériences. On a fait une vingtaine de sites au Québec où on faisait côte à côte sur des grandes superficies quand même, des 1, 5 hectares au minimum, traité, non traité de maïs. Puis là, on comparait. Puis on allait voir tout ce qu'il y avait dans le sol, les insectes, on regardait les prédateurs, on avait des bols jaunes pour voir s'il y avait des pollinisateurs qui venaient aussi dans ces champs-là, on regardait les dommages aux plantules, leur rendement, etc. Au bout de deux ans, pas de différence sur notre vingtaine de sites, aucune différence significative de rendement. Les insectes qu'on a découverts, on s'est rendu compte qu’ils n'étaient pas très dommageables. Ce n'étaient pas ceux qu'il y avait en Europe, ce n'étaient pas des espèces exotiques envahissantes. Et donc, on a refait une autre série de sites pour que finalement, en 2012 et 2016, on ait fait des essais sur 84 sites de maïs et de soya (sur 16 sites pour celui-ci). On a démontrer, en bout de ligne, qu'il n'y avait aucune différence de rendement.On avait à peu près juste 4% de nos sites où on aurait eu une justification d'utiliser un traitement de semences insecticides pour lutter contre ces ravageurs-là.

 

ÉMILIE - Qui est-ce qui finançait cette étude-là?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Le ministère d'agriculture du Québec, le MAPAQ.

ÉMILIE - D'accord. Je veux juste te poser la question, c'est qui qui vous a dit « Il va y avoir des ravages donc ça prend des néonicotinoïdes? »

 

GENEVIÈVE LABRIE - C'est l'industrie. Les gens de l'industrie qui nous disaient ça... Puis il y avait quand même beaucoup de producteurs, des unions de producteurs aussi, qui nous disaient, « ben là, c'est un gros risque pour le rendement.  »


 

Extrait radio

 Les enjeux financiers sont énormes, puisque les insecticides néonicotinoïdes sont les plus vendus au monde. Durant leur recherche, les scientifiques ont été critiqués par l'industrie des pesticides et par des représentants des producteurs de grains. Ils ont même subi des pressions au sein du Centre de recherche sur les grains, financé avec de l'argent public. Plusieurs avaient même démissionné. C'est ce qu'avait dénoncé le lanceur d'alerte Louis Robert. En ce moment même, une enquête de la protectrice du citoyen se penche sur cette affaire. En attendant, le Québec et le Canada hésitent toujours à interdire ces produits dans les champs. C'est ce que l'Europe a fait il y a deux ans. Ici Thomas Gerbert, Radio-Canada, Montréal. -
Thomas Gerbet, Radio Canada

 

ÉMILIE [00:14:52] - Dans tes recherches, tu parlais des impacts sur les abeilles et sur d'autres insectes. C'était quoi ces impacts-là?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Il y avait une suspicion de mortalité très importante des abeilles en Europe. Donc le CCD, le Colony Collapse Disorder, il y avait des mortalités vraiment très grandes des abeilles. Il y avait une suspicion que ça pouvait être les néonicotinoïdes. Puis il y avait quelques études qui avaient été faites en laboratoire où ils montraient que les abeilles qui buvaient du nectar qui avaient eu des néonicotinoïdes dedans, étaient désorientées, avaient des problèmes d'orientation et ne revenaient pas à leur colonie de base. Donc on a débuté des projets au Québec pour aller valider ça. Parce que souvent les producteurs agricoles disent « oui mais ça c'est en Europe, c'est dans les conditions de l'Europe, c'est dans les conditions d'autres pays.»  Ils disent que chez nous c'est différent, donc on a besoin d'avoir des confirmations qu’ici c'est la même chose ou bien que ce n'est pas différent d'ailleurs. Donc, on a commencé à travailler avec Valérie Fournier à l'Université Laval, Madeleine Chagnon qui était une des pionnières au niveau des pesticides au Québec (et qui a travaillé très longtemps là-dessus), et avec un étudiant à la maîtrise, Olivier Samson-Robert. On a fait les premières études, qui étaient vraiment en conditions de ruches commerciales. Donc, on est allé en Estrie, où il y avait très peu de maïs, c'était principalement du soya à l'époque en tout cas, et Montérégie. On a collecté pendant deux ans des abeilles qui étaient mortes au pied des ruches. Et là, on faisait analyser les pesticides qu'il y avait dedans et on regardait les conséquences. Toutes les abeilles qui étaient mortes, c'était principalement en Montérégie où il y avait des quantités de néonicotinoïdes qui étaient au-delà des critères au niveau de la mortalité des abeilles. Donc, on a pu identifier pour la première fois qu'il y avait des impacts des néonicotinoïdes sur les abeilles commerciales. On a aussi fait d'autres études sur les bourdons, parce qu'il n'y avait pas d'études à cette époque-là sur autres choses que les abeilles commerciales. On a pu identifier aussi qu'il y avait des problématiques au niveau du cerveau des bourdons et de son développement quand il y avait des néonicotinoïdes.

On a aussi pu établir que les flaques d'eau présentes dans les champs qui avaient été semées, jusqu'à un mois plus tard, contenaient encore des quantités de néonicotinoïdes assez élevées pour tuer des abeilles ou autres insectes qui venaient s'y abreuver. Parce que les abeilles ne vont pas dans les cours d'eau très rapides, ils vont dans les flaques comme ça, des petits endroits. Après ça, il y a eu beaucoup d'études qui ont montré que même les oiseaux qui mangent les grains qui sont laissés sur le bord des champs, ou encore des chevreuils aux États-Unis, ça a des impacts sur leur développement. Au Japon, il y a des équipes qui travaillent sur les impacts des néonicotinoïdes sur les humains. Ce qui a été montré, c'est des contaminations globales de l'environnement, de tous les cours d'eau, dans les prairies, dans l'Ouest canadien, les marécages, où les quantités de néonicotinoïdes dans l'eau sont très importantes. Au Québec, les néonicotinoïdes dépassent les critères de vie aquatique chronique, donc ça va tuer les animaux benthiques, les crustacés, les insectes dans l'eau. Depuis 2012, à chaque relevé, c'est atteint à 100% : c'est tout le temps dépassé. Les néonicotinoïdes ont été comparés au DDT, littéralement, parce que cette problématique des néonics est mondiale dans les cours d'eau, au niveau des écosystèmes, au niveau des impacts sur les pollinisateurs et sur d'autres insectes aussi. 

 

ÉMILIE - Combien de temps mettent les néonicotinoïdes à se dégrader s'ils se retrouvent dans l'eau, par exemple?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Ils ont des demi-vies allant jusqu'à 900 jours. Donc, ça peut prendre jusqu'à 900 jours avant que ça se dégrade dans le sol, puis dans les cours d'eau. Les demi-vies sont quand même très longues pour certains. 

 

ÉMILIE - Et une demi-vie, ça veut dire qu'après ce temps-là, il n'y a plus de dommages?
 

GENEVIÈVE LABRIE - Non, il peut en rester.
 

ÉMILIE - Donc, il peut encore y avoir des dommages sur les insectes, sur les oiseaux?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Oui, surtout qu'il y a un des néonicotinoïdes qui se transforme dans l'autre. Il y a la clothianidine, le thiamethoxam, et il y en a un qui, quand il se dégrade, devient l'autre. Donc, il fait juste se dégrader dans un autre néonicotinoïde qui est quand même toxique. Donc des fois, on met un traitement de semences sur notre maïs une année, et l'année d'après, quand on reprend les échantillons de sol, il reste encore des néonicotinoïdes parce qu'ils ne sont pas dégradés dans le sol. Puis souvent, ces produits-là aussi sont repris par les plantes. Toutes Les plantes qui sont autour démontrent, et ça depuis longtemps, qu'elles prennent les résidus de néonicotinoïdes et qu'elles les accumulent dans leur système : dans la sève, mais surtout les pollenes et les nectares. Donc, les pollinisateurs, autres que les abeilles ou les autres insectes, vont être en contact avec ces produits-là. Ce n'est pas juste par contact lors du semis, c'est aussi après coup dans l'environnement quand les fleurs vont intégrer ces produits-là, qu'ils vont pouvoir être en contact et en subir les impacts. Et ils vont ruisseler, puis être lessivé. Ce qui a été démontré, c'est juste 2% du produit autour d'un grain de maïs qui va rentrer dans la plante. Ça veut dire que c'est 98% qui reste dans le sol, qui va être envoyé dans les cours d'eau, qui va s'envoler en poussière ou qui va être repris par les autres plantes, les autres fleurs.

 

Plusieurs centaines d'espèces d'abeilles en liberté participent à la pollinisation des cultures. On en trouve près de 100 sur la luzerne seule. Sans cette pollinisation, la plupart des plantes qui retiennent ou enrichissent les sols en friche périrait. D'importantes conséquences écologiques en résulteraient pour la contrée entière. Des plantes, des arbustes, des arbres fruitiers et autres comptent sur ces insectes pour la perpétuation de leur espèce, et sans ces végétaux, bien des animaux souffriraient de la faim. À vouloir des cultures trop propres, à détruire les haies à coups de produits chimiques, on élimine les derniers sanctuaires des insectes pollinisateurs. On interrompt les liaisons vitales que ces animaux assuraient entre les végétaux. - Rachel Carson, Printemps silencieux

 

 

 

ÉMILIE [00:21:22] - Après ces recherches-là, qu'est-ce qui s'est passé? Parce que clairement, les résultats sont là. Il y a des dommages, puis surtout, de ce que je comprends, dans la majorité des cas, il n'y aurait pas besoin d'utiliser des néonicotinoïdes parce que les ravageurs sont moins graves que ce qu'on pense.

 

GENEVIÈVE LABRIE - Depuis 2018, il y a une justification agronomique qui est demandée obligatoirement pour les néonicotinoïdes et deux autres pesticides. Le ministère de l'Environnement a décrété que quand on retrouve certains pesticides en trop grande quantité et qui ont des impacts environnementaux sur la santé humaine trop grands, un producteur qui veut utiliser une semence traitée avec un néonicotinoïde doit avoir une prescription d'un agronome, qui démontre que c'est réellement nécessaire chez eux. Donc on a vu baisser quand même de façon très importante l'utilisation des néonicotinoïdes depuis cette prescription obligatoire et on voit une tendance à la baisse de ces produits-là dans les cours d'eau et dans l'environnement. Donc, il y a quand même eu des bénéfices associés au fait qu'on a vraiment clairement démontré que ce n'était pas justifié dans 95 % des cas et aussi qu'il y avait des impacts environnementaux au Québec. Le ministère de l'Environnement a vraiment réagi à cette situation-là.

 

ÉMILIE - Donc, dans le fond, c'est quand tu as pu sortir ton étude que ça a débloqué? 

 

GENEVIÈVE LABRIE - Non, parce que ça avait débloqué avant. Je dirais que le ministère de l'Environnement puis le ministère de l'Agriculture prenaient ces résultats-là quand même assez à cœur. Ils n'étaient pas bien accueillis, pas du tout par le milieu, je dirais que ça a été quand même très, très difficile. 

 

ÉMILIE - C'est qui le milieu?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Les producteurs, l'industrie, c'était des résultats qui étaient décriés, qui ont été débattus quand même pas mal. Donc, ça a été difficile de faire valoir la validité de ces résultats-là. C'est pour ça que j'ai publié un article scientifique. Parce qu'à faire des conférences, à faire des documents de vulgarisation, j'ai donné peut-être une centaine, 150 conférences à différents moments, entre 2012 et le moment où j'ai quitté le centre de recherche. Je donnais jusqu'à 20, 25 conférences par année sur ce sujet-là, pour aller directement voir les producteurs, pour leur montrer les résultats, leur amener les connaissances scientifiques qu'on avait, et donc pour essayer de les rejoindre. Parce que souvent, la recherche, ce qui est difficile, c'est le transfert au producteur. C'est de leur amener l'information pour qu'après ça, ils puissent prendre des décisions éclairées. Souvent, il leur manque un pas entre la recherche qu'on a faite et ce qu'ils peuvent utiliser. Donc, j'ai quand même essayé de rejoindre le plus de producteurs possible à travers tout ça. Mais je me suis rendu compte que la problématique était qu'on ne croyait pas à ces résultats-là pour différentes raisons et qu'il y avait une suspicion par rapport à la validité de ces résultats. Et quand j'ai quitté le centre de recherche, je me suis dit que la seule façon de faire valoir les résultats, c'est une publication scientifique dans une revue à haut niveau qui aura été évaluée par des pairs scientifiques à travers la planète. Parce que souvent en science, c'est le dernier pas. On a beau avoir des résultats de recherche, s'ils n'ont pas été évalués par nos pères, on peut dire qu'il y a peut-être un problème au niveau du dispositif expérimental, etc. La problématique était que quand j'ai quitté le centre de recherche, je perdais toutes mes données de recherche. Parce que c'est un centre de recherche qui est associé au ministère de l'Agriculture. On n'est pas à l’université où nos résultats nous appartiennent : ce n’est pas le cas dans les centres comme ça. Ça appartient soit au ministère de l'Agriculture qui a financé les recherches ou au centre de recherche qui nous employait. Donc, j'ai fait des demandes de droits d'auteur au niveau québécois, puis au niveau du centre de recherche que j'avais quitté pour retrouver finalement les données. J'ai travaillé avec mes anciens collègues qui avaient quitté le centre de recherche, eux aussi. Et on a finalement publié en 2020 dans PLOS One, qui était une grosse revue à haut facteur d'impact avec des réviseurs internationaux. Donc, on a pu finalement sortir ces données-là. Mais ça a été quand même difficile, je dirais. 

 

ÉMILIE - Et pourquoi tes collègues et toi, vous avez décidé de quitter le centre de recherche ? Parce que vous aviez fait toutes les études, c'était le moment de propulser l'étude finalement?

GENEVIÈVE LABRIE - Il y a eu toutes sortes de problématiques au centre de recherche où on était. On a été quand même cinq chercheurs sur sept à quitter en 2017, puis pas mal d'employés aussi finalement. Je pense que cette année-là, c'était 17 personnes sur 34 qui ont quitté le centre de recherche pour des raisons de problématiques à l'interne, mais aussi des difficultés au niveau d'éthique professionnelle. On a quitté pour la plupart pour des raisons, en tout cas pour ma part, d'éthique professionnelle. Je ne pouvais pas faire mon travail de chercheur comme il le faut.

 

 

ÉMILIE [00:26:20] - En parlant d'éthique, en quoi tu as été impliquée dans l'affaire Louis-Robert?

 

GENEVIÈVE LABRIE - En fait, l'affaire Louis-Robert a mis à jour les différentes problématiques qu'on vivait un peu à l'interne, puis aussi au niveau du dossier des néonicotinoïdes. Donc, je dirais que quand Louis a été congédié dans cette histoire-là, ça a juste permis de mettre un peu sur la table, au niveau public, des problèmes qui se vivaient au sein d'un centre de recherche public. Puis d'ailleurs, l’histoire de Louis a été choquante pour nous, parce que c'est quelqu'un qui nous aidait beaucoup.

 

ÉMILIE - C'était qui, Louis? 

 

GENEVIÈVE LABRIE - Louis Robert, c'était un agronome au ministère d'agriculture qui travaille en conservation des sols. Donc, il n'était pas tant impliqué nécessairement au niveau des pesticides, mais il trouvait que la situation qu'on vivait au niveau de la recherche, au niveau de ce dossier-là, n'était pas acceptable dans un milieu public. Il a fait beaucoup de pression à l'interne pour essayer de régler la situation qu'on pouvait vivre, et finalement a été congédiée et avec la protectrice des citoyens, a fini par être remis dans ses fonctions. Mais c'est quelqu'un qui nous a été quand même d'une grande aide, d'un grand support dans tout ce dossier-là, que ce soit par rapport aux néonicotinoïdes, mais aussi, surtout, à ce qu'on pouvait vivre à l'interne au centre de recherche.

 

 

ÉMILIE [00:27:46] - Tantôt, tu me disais que pour les néonicotinoïdes, maintenant, ça prend une prescription. Est-ce que c'est encore le cas aujourd'hui et où en est ce dossier maintenant? Est-ce qu'on utilise d'autres types de pesticides similaires aux néonicotinoïdes?

 

GENEVIÈVE LABRIE - Oui, malheureusement. Quand on a commencé à travailler plus et à ce que les néonicotinoïdes ont démontrés de plus en plus comme ayant un effet négatif sur l'environnement, il y a un autre produit de remplacement, la famille des diamides, qui est un autre insecticide systémique qui rentre dans la plante, qui se promène dans la sève, qui va aller dans le nectar, dans les fleurs, qui a été développé par une autre compagnie et qui maintenant remplace les néonicotinoïdes. 

Donc, ce n'était pas ce qu'on visait quand on a travaillé sur les traitements de semences. Nous, ce qu'on voulait démontrer, c'est qu'on fait de la lutte intégrée. La lutte intégrée, c'est qu'on utilise une méthode de lutte si on a un ravageur. Donc, les pesticides ou les traitements de semences insecticides ne devraient être utilisés seulement si on a identifié un site à risque. Et que ce soit les néonicotinoïdes ou les nouveaux traitements de semences, on devrait les utiliser sur à peu près 5 % de nos superficies au Québec, parce que c'est ce qu'on a démontré sur plus de 1000 sites sur 10 ans. Finalement, on n’en a pas besoin de tant que ça au Québec. Et malheureusement, tout ce que ça a fait, c'est qu'on a changé les néonics par les diamides. Les compagnies vendent maintenant la plupart des semences qui sont encore enrobées avec un insecticide de semences, mais ce n'est pas les néonics, c'est les diamides. On en trouve maintenant quand même sans traitement de semences et on doit dire qu'il y a quand même une disponibilité plus grande qu'à l'époque. Comme les diamides n'ont pas une prescription agronomique obligatoire, beaucoup se retrouvent à mettre quand même un traitement de semences insecticides. Et ce qu'on s'aperçoit, quand on fait les suivis dans l'eau au Québec, c'est qu'il y a une augmentation exponentielle des nouveaux traitements de semences insecticides, les diamides, dans les cours d'eau, et on a une baisse des néonicotinoïdes. Mais par contre, les diamides ont des impacts sur la vie aquatique qui sont plus élevés que les néonics encore. Et ils atteignent déjà des limites de vie aquatique chronique dans certains cours d'eau. Et ça, c'est depuis seulement 2016 qu'il y a eu un changement tranquille... Mais ce n'est pas les abeilles. Les abeilles, c'est une figure emblématique de l'environnement et de la protection de l'environnement. Quand on a des impacts d'un pesticide sur les abeilles, les gens vont se positionner plus vite et au niveau de l'opinion publique, ça va plus rapidement. Dans l'eau, les petites larves d'insectes, ou bien les moustiques, ou bien les grenouilles ou les poissons, c'est pas autant intéressant. L'opinion publique ne va pas s'enflammer aussi vite sur des questions au niveau de l'eau. Et là, ce que ça peut causer, si on a une augmentation très grande de ces produits-là, c'est tout l'écosystème qui va être débalancé. Parce que tout ce qui vit dans l'eau, c'est beaucoup de nourriture pour nos grenouilles, pour les poissons, pour les oiseaux. Beaucoup d'oiseaux insectivores se nourrissent des moustiques et des mouches qui sortent de l'eau. Et donc, ça peut avoir un impact quand même plus insidieux, je dirais, que les impacts qu'on a vus sur les abeilles avec les néonics. 


ÉMILIE - Donc, on est déjà au courant des impacts des diamides sur l'environnement? Est-ce qu'il y a des recherches? Qui est-ce qui suit ça? 

 

GENEVIÈVE LABRIE - Il y a des recherches qui ont débuté. Mais encore là, le problème avec les pesticides, c'est qu'ils sont homologués sur la supposition... Parce qu'en fait, les études ont été fournies par les compagnies qui démontrent une innocuité environnementale, une innocuité sur la santé humaine. Donc, ils sont homologués au gouvernement. Et par la suite, comme pour les néonics, il a fallu faire la démonstration qu'il y avait un impact sur l'environnement et sur la santé humaine. Pour les diamides, c'est un peu la même chose. On va devoir faire la démonstration, probablement encore, qu'il y a des impacts sur l'écosystème. Et c'est beaucoup plus difficile dans des milieux aquatiques, avec tous les écosystèmes, de faire toutes les études. On n'est pas juste à un organisme, où il faut regarder tous les organismes, toute la chaîne alimentaire. Donc c'est très long de faire ces études-là pour démontrer qu'il y a un impact de ces produits-là sur l'écosystème.

 

 

ÉMILIE [00:32:07] - Tantôt, tu m’as dis que ce qui te parle beaucoup, c'est les alternatives. Est-ce que si on voit qu'il y a des ravageurs qui causent de forts dommages, ça prend forcément des pesticides ou alors est-ce qu'il y a d'autres alternatives?


GENEVIÈVE LABRIE - Il y a d'autres alternatives. On est en train de travailler sur un projet qui a été accepté et sur lequel on avait fait un projet préliminaire. On utilise du sarrasin dans un champ qui a beaucoup de ver fil-de-fer. Le sarrasin, c'est une plante qui, dans ses racines et dans ses feuilles, a des composés chimiques toxiques pour certains insectes. Une chercheure d’Agriculture Canada, de l'île-du-Prince-Édouard, a démontré qu'en faisant une rotation de sarrasin avant ses pommes de terre, les vers fil-de-fer (les ravageurs principaux qu'on a), ils mourraient carrément en mangeant le sarrazin. Donc si c'est sur 50 jours à peu près, ils mangent le sarrasin, et les populations baissent. Les traitements de semences insecticides, que ce soit les néonicotinoïdes ou les diamines, ne tuent pas les insectes. Ils font juste les repousser du grain. Ça veut dire que nos populations d'insectes ravageurs restent tout le temps là. Tandis que là, le sarrasin semble avoir des effets et de vraiment réduire les populations. Avec les essais qu'on a faits dans les trois dernières années, on a vu une baisse de 75 % de notre population de ver fil-de-fer dans un champ qui était très infesté. Et donc, on a débuté une série d'essais pour essayer d'aller le tester en rotation avec du maïs, justement, pour voir les effets sur les populations. Ça, c'est une alternative qui pourrait être intéressante pour les producteurs. Parce qu'en plus, les fleurs du sarrasin, au niveau des pollinisateurs, c'est vraiment fascinant. Il y a tellement d'insectes pollinisateurs dans le sarrasin en fleurs que c'est très, très intéressant pour nos communautés. Il y a d'autres choses qui sont disponibles aussi, comme des champignons entomopathogènes par exemple. Il y a d'autres recherches qui sont en train de se faire, et ça va être des biopesticides, donc ça ne sera pas des pesticides de synthèse.
Il y a des choses qui sont possibles à faire, mais on est en train de développer les alternatives et ça prend du temps. C'est ça qui est dommage. Après ça, c'est de faire adopter les nouvelles pratiques alternatives aux producteurs. Parce que de se dire qu’on va prendre un été complet à mettre du sarrasin dans son champ de maïs, les producteurs disent, « oui, mais là, je perds du rendement, je perds du revenu, etc...» Donc ça aussi, c'est difficile de faire changer les pratiques. Des fois, le ministère vient en support en disant « si vous faites cette pratique-là, on va vous rémunérer pour la faire.» Donc ça pourrait être une possibilité aussi, éventuellement, pour changer un peu les pratiques.


ÉMILIE [00:34:33] - Est-ce que tu penses qu'on est quand même sur la bonne voie par rapport à tout ça?

GENEVIÈVE LABRIE - Il y a eu vraiment un changement quand même, je le vois beaucoup, dans beaucoup de milieux au Québec de production plus maraîchère, fruitière : il y a vraiment une conscientisation qui s'est faite au cours des dernières années. Puis même dans le milieu des grandes cultures aussi, on pense juste à Paul Caplette, vous pouvez aller voir son blog. C'est un agriculteur en grande culture qui est en “conventionnel”, mais il montre ses photos de nichoirs à oiseaux, ses bandes riveraines élargies. Il dit qu'il ne met plus de néonicotinoïdes ni d'aucun traitement de semences sur ses terres. Il y a des producteurs comme ça qu'on appelle des leaders, qui prennent le relais et qui essayent d'aider justement les producteurs à changer, à améliorer leur pratique. Oui, je pense qu'au Québec, on voit quand même une certaine évolution par rapport à ça. Et je crois que l'affaire Louis-Robert a fait parler beaucoup, ça a fait jaser beaucoup en bien puis en moins bien, mais quand même, ça a fait vraiment une conscientisation des aspects au niveau des pesticides, de réfléchir un peu plus, puis d'essayer de trouver des alternatives quand il y en a et quand elles sont disponibles. Puis ça aussi, des fois, c'est la problématique, c'est qu'il n'y en a pas de disponible. On n'a pas travaillé là-dessus. En termes de recherche sur les pesticides au Québec, on est très, très peu. On n'est pas beaucoup de personnes qui travaillent dans ce domaine-là au niveau agricole et pesticides. Donc c'est sûr que ça joue sur l'évolution et la rapidité de changement de pratique.

 

Passez à l'action! Consultez l'ensemble des revendications de Vigilance OGM sur les pesticides, signez le manifeste, et participez aux futurs appels à l’action.

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Les références

Les études

  • « Néonicotinoïdes, assez de la désinformation du ministère de l'Agriculture sur la suspension italienne ! Lettre ouverte à Stéphane Le Foll » (Lien)
     
  • « Neonicotinoid-Contaminated Puddles of Water Represent a Risk of Intoxication for Honey Bees », Samson-Robert O, Labrie G, Chagnon M, Fournier V (2014). PLoS ONE 9(12): e108443. (Lien)
     
  •  « Increased acetylcholinesterase expression in bumble bees during neonicotinoid-coated corn sowing » Samson-Robert, O., Labrie, G., Chagnon, M., Derome, N. et Fournier, V. 2015. Scientific Reports, 5 : 12636. (Lien)
     
  •   « Planting of neonicotinoid-coated corn raises honey bee mortality and setbacks colony development » Samson-Robert, O. Labrie, G., Chagnon, M. et Fournier, V. 2017. PeerJ, 5:e3670 (Lien)
     
  •  « Risks of large-scale use of systemic insecticides to ecosystem functioning and services » Chagnon, M., Kreutzweiser, D., Mitchell, E.A.D., Morissey, C.A., Noome, D.A. et Van der Sluijs, J.P. 2015. Environmental Science and Pollution Research 22, 119-134. (Lien)
     
  •  « Effects of neonicotinoid insecticides on physiology and reproductive characteristics of captive female and fawn white-tailed deer » Berheim, E.H., Jenks, J.A., Lundgren, J.G., Michel, E.S., Grove, D. et Jensen, W.F.2019. Effects of neonicotinoid insecticides on physiology and reproductive characteristics of captive female and fawn white-tailed deer. Scientific Reports 9, 4534 (Lien)
     
  •  « A review of the direct and indirect effects of neonicotinoids and fipronil on vertebrate wildlife » Gibbons, D., Morrissey, C. et Mineau, P. 2015. Environmental Science and Pollution Research 22, 103-118. (Lien)
     
  • « The Worldwide Integrated Assessment of the Impact of Systemic Pesticides on Biodiversity and Ecosystems » The Worldwide Integrated Assessment of the Impact of Systemic Pesticides on Biodiversity and Ecosystems (WIA). 2015. (Lien)
     
  • « Qualitative profiling and quantification of neonicotinoid metabolites in human urine by liquid chromatography coupled with mass spectrometry » Taira, K., Fujioka, K., et Aoyama, Y. 2013. (Lien)
     
  • « Exposure level of neonicotinoid insecticides in the food chain and the evaluation of their human health impact and environmental risk: an overview » Zhao, Y., Yang, J., Ren, J., Hou, Y. Han, Z., Xiao, J. et Li, Y. 2020. Sustainability, 12, 7523; (Lien)
     
  • « Impact of neonicotinoid seed treatments on soil-dwelling pest populations and agronomic parameters in corn and soybean in Quebec (Canada) » Labrie, G. Gagnon, AEG, Vanasse, A. Latraverse, A. et Tremblay, G. 2020. PLoS ONE 15(2): e0229136. (Lien)
     
  • « Présence de pesticides dans l’eau au Québec : Portrait et tendances dans les zones de maïs et de soya – 2018 à 2020 » GIROUX, I. (2022), Québec, ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Direction de sla qualité des milieux aquatiques, 71 p. + 15 ann. (Lien)
     

Autres liens

  • L’affaire Louis Robert 
    « L’affaire Louis Robert : un rapport provoque un séisme à Québec », L’Actualité, (Lien)
    « L’affaire Louis Robert », Le Devoir  (Lien)
  • « Procedure for using rotation crops as a wireworm management strategy », Agriculture and AgriFood Canada, Noronha, C. 2017. (Lien)
  • Les articles de Paul Caplette, (Lien)